vendredi 5 décembre 2008

Comprendre les différences de situations dans lesquelles se trouvent différents groupes de musulmans



(La lecture de cet article sera précédée de celle de : Réflexions sur les différentes étapes de la mission du Prophète.)

Par "Comprendre les différences de situation", nous entendons ce qui suit : il s'agit de déterminer, par référence à la situation prévalant lors de leur révélation à l'époque de la mission du Prophète, les règles qui sont applicables et celles qui ne le sont pas, dans la situation dans laquelle les musulmans d'un lieu et d'un moment donné se trouvent (fahmu tanfîdhiyyat il-ahkâm hasb al-adwâr, wa fahm ud-dawr alladhî na'îshuhû).


Les textes de la législation musulmane – Coran et Sunna –, communiqués aux hommes pendant les vingt-trois années de la mission du Prophète, comptent parmi leurs particularités le fait qu'ils aient édictés de façon progressive. Cette progressivité exista parfois par souci de pédagogie, parfois par souci de correspondre avec les différentes situations que les musulmans traversaient alors.


A) Des points à propos desquels, de la pluralité des règles révélées à leur sujet au cours de la mission du Prophète, c'est la règle postérieure qui a abrogé les règles antérieures : cette règle est donc définitive sur le plan de l'applicabilité (dharûratu-'tiqâdi tanfîdhiyyatih) :

Il est tout d'abord des points à propos desquels c'est la dernière règle révélée qui est définitive sur le plan de l'applicabilité, et toute règle précédente ne peut plus être considérée comme applicable (lâ tu'taqadu mashrû'iyyatuh). Ainsi en est-il de la consommation d'alcool : du vivant du Prophète il fut un temps où l'alcool n'était pas du tout interdit, puis vint un temps où il était seulement interdit d'être ivre lors des horaires des prières (Coran 4/43), puis, enfin, en l'an 8 (d'après Ibn Hajar, FB 8/353), vint le moment où l'alcool fut complètement prohibé par le verset 5/90. Dans un contexte où les musulmans auraient délaissé le respect de cette règle et sous prétexte que la société musulmane d'aujourd'hui se trouverait dans la même situation que celle de l'époque du Prophète avant la révélation des versets 4/43 ou 5/90, il n'est plus possible de déclarer l'alcool autorisé ou interdit uniquement lors des horaires des prières : depuis la révélation du verset 5/90, il n'y a pas d'autre possibilité que de considérer (i'tiqâd) que l'alcool est interdit, puisque Dieu l'a, à ce moment donné, déclaré interdit pour jusqu'à la fin des temps. Il en est de même pour le caractère obligatoire des cinq prières quotidiennes (pourtant révélées seulement 10 années après le début de la mission du Prophète), de la zakâte, du jeûne du ramadan, du pèlerinage (pourtant rendu obligatoire dans les dernières années de la vie du Prophète), pour le caractère interdit de l'intérêt, etc. : on ne peut pas dire que l'on peut ne pas considérer ces choses obligatoires ou interdites car l'on est revenu à une situation semblable à celle ayant précédé leur institution. Attention : on doit considérer (i'tiqâd) ces choses interdites, ou obligatoires ; mais on peut et on doit, parallèlement, observer de nouveau une progressivité dans le rappel de cette règle d'interdiction, et dans le cas d'un pays musulman, dans le fait de faire respecter cette règle dans la société.

Pour plus de détails au sujet des règles de ce type A, lire notre article Comprendre les priorités et la progressivité.


B) Des cas où la pluralité des règles reste en vigueur, en fonction des situations différentes :

Il est cependant d'autres cas où ce n'est pas la dernière règle à avoir été révélée qui est définitive ; ici, s'il y a eu une pluralité de règles, c'est en fonction d'une pluralité de situations : il n'y a donc pas eu abrogation stricto sensu (naskh istilâhî) mais instauration de règles en correspondance étroite avec la situation existante à ce moment-là (naskh bi ma'na-l-insâ' : il s'agit du cas n° 4 cité dans notre article sur le naskh) ; aujourd'hui encore, c'est la détermination de la situation qui a cours dans un lieu donné et à un moment donné qui commande la détermination de la règle qui est à appliquer alors : s'il y a eu, à propos du même point, deux règles a et b en fonction de deux situations X et Y respectivement, alors la règle b, liée à la situation Y, est, lorsqu'on se trouve dans la situation X, inapplicable même théoriquement : c'est alors la règle a qui est applicable.
Ce point est à bien comprendre car il est d'importance capitale. Il s'agit donc de savoir déterminer, par référence à la situation prévalant lors de leur révélation à l'époque de la mission du Prophète, les règles qui relèvent de cette catégorie B et qui concernent la situation dans laquelle les musulmans d'un lieu et d'un moment donné se trouvent (fahmu tanfîdhiyyati ba'dh il-ahkâm hasb al-adwâr, wa fahm ud-dawr alladhî na'îshuhû). Voici quelques exemples…


B.A) Différence entre Terre d'Islam (Dâr al-Islâm) et Terre non musulmane :

  • Des règles qui sont inapplicables en pays non musulman :

    Il est des règles présentes dans les textes mais dont l'applicabilité – même théorique – est liée uniquement à une terre d'Islam. Ainsi, les peines légales (hudûd) sont tout simplement inapplicables en pays non musulman (Islâm aur jadîd ma'âshî massa'ïl, Khâlid Saïfullâh, pp. 75-79). Ainsi encore, le fait de faire respecter ce qui est strictement interdit en l'interdisant en public (taghyîr ul-munkar bi-l-yad) est lié aux détenteurs musulmans du pouvoir (Mirqât ul-mafâtîh, 9/328), et est donc inapplicable en pays non musulman.

  • Les éléments purement culturels âdî pouvant être adoptés :

    Il y a, à propos des éléments purement culturels ('âdî) de non musulmans, deux principes : "muwâfaqa" : "adopter (ces éléments)" ; "mukhâlafa" : "se différencier en ne les adoptant pas". Le Prophète laissait, dans un premier temps, ses cheveux sans faire de raie au milieu, exactement comme le faisaient les juifs de Médine ; plus tard, cependant, il se mit à faire une raie dans sa chevelure (rapporté par aAl-Bukhârî, n° 5573, Muslim, n° 2336). Il s'agit du domaine de ce qui est en soi permis (domaine du 'afw, des 'âdât : "fî mâ lam yu'mar fîhi bi shay'"). De même, le Prophète releva un jour que des juifs et des chrétiens ne se teignaient pas la chevelure et la barbe blanches ; il dit alors : "Ayez donc une façon d'être différente de la leur" ("fa khâlifûhum") (rapporté par al-Bukhârî, n° 5559, Muslim, n° 2103) ; un autre Hadîth existe où on voit le Prophète recommander de ne pas se teindre la chevelure et la barbe blanches (FB 10/436) ; at-Tahâwî écrit que c'est dans un premier temps, lorsqu'il avait recours à la muwâfaqa, que le Prophète prononça le Hadîth recommandant de ne pas se teindre la chevelure et la barbe devenues blanches ; et que c'est dans un second temps, lorsqu'il eut recours à la mukhâlafa, que le Prophète recommanda de se les teindre (FB 10/436).
    Ibn Taymiyya a écrit qu'en fait ici il y a deux principes liés chacun à une situation différente : aujourd'hui encore, muwâfaqa et mukhâlafa restent donc applicables en fonction du contexte auquel chacun correspond (cf. Al-Iqtidhâ', p. 164) :
    le principe de la mukhâlafa est applicable quand le musulman se trouve dans une situation qui ressemble à celle dans laquelle le Prophète l'a appliqué ;
    et c'est le principe de la muwâfaqa qui est applicable quand le musulman se trouve dans une situation qui ressemble à celle où le Prophète l'a appliqué.
    Aujourd'hui encore, écrit Ibn Taymiyya, lorsque le musulman vit dans un pays non-musulman, il lui est possible d'appliquer le principe de la muwâfaqa plutôt que celui de la mukhâlafa : il lui est alors permis d'adopter l'ensemble des éléments 'âdî des non-musulmans [à condition bien sûr d'intégrer ces éléments aux règles ta'abbudî]. Ibn Taymiyya écrit qu'à la lumière du fait que le Prophète y a eu recours, cette muwâfaqa peut même être non pas seulement permise mais recommandée ("qad yustahabbu li-r-rajul"), quand il y a l'objectif "d'éviter l'hostilité des non-musulmans" ou celui "de leur présenter le message de l'islam (da'wa)" etc. (Al-Iqtidhâ', pp.163-164). Certes, Médine n'était pas un pays non musulman, mais c'est le principe qui compte : avant l'arrivée du Prophète, les Arabes idolâtres de Yathrib (dont le nom deviendra Médine) tenaient en haute estime les juifs de Médine, de par leur statut de Gens du Livre, et c'est pourquoi certains de leurs éléments culturels prédominaient à Médine (Hujjat ullâh il-bâligha, 1/551) ; le Prophète voulait gagner le cœur de ces juifs à l'islam ; la muwâfaqa sur le plan des éléments 'âdî était ce à quoi le Prophète eut donc recours. Médine était certes Dâr al-islâm, mais présentait cette particularité. Aujourd'hui le principe de muwâfaqa n'est plus applicable en Dâr al-islâm ; par contre il l'est en Dâr al-kufr dès que l'objectif du principe est réellement présent.

    Pour plus de détails à propos de ce point, lire notre article.


  • La résistance armée :

    Quand ils étaient à la Mecque, de même que lors de la première période ayant suivi l'émigration du Prophète à Médine, les musulmans n'avaient pas le droit de se défendre militairement face à leurs persécuteurs : Dieu le rappellera plus tard en ces termes : "N'as-tu pas vu ceux à qui ils avaient été dit : "Retenez vos mains, accomplissez la prière et donnez l'aumône"" (Coran 4/77). C'est quelque temps après leur émigration à Médine que fut révélée l'autorisation de la défense armée : "Il a été permis à ceux qui ont été combattus (de se défendre), car ils ont été (trop) lésés…" (Coran 22/39). Puis fut révélée l'obligation de combattre ceux qui combattent les musulmans (Coran 2/190) (voir Zâd ul-ma'âd, 3/70-71). As-Suyûtî écrit : "Ceci ne relève pas du registre de l'"abrogé" mais de celui du "reporté", dans le sens où chacune des règles ainsi dictées doit être pratiquée dans un contexte donné, par le moyen d'une cause ('illa) qui entraîne cette règle ; le changement de la cause entraîne que c'est l'autre règle qui sera applicable. Ceci n'est pas de l'abrogation, car cette dernière consiste en le fait de mettre fin à une règle précédente en sorte qu'il ne soit plus du tout possible de la pratiquer" (Al-Itqân, pp. 703-704). Ibn Taymiyya a écrit en substance la même chose (cf. As-Sârim, p. 359).
    Aujourd'hui comme hier, quand les musulmans se trouvent dans une situation semblable à celle que le Prophète et ses Compagnons ont connue lorsqu'ils vivaient à la Mecque – vivre dans une société non musulmane qui les persécute –, c'est la recherche d'un lieu d'accueil où émigrer qu'il faut entreprendre, et non se défendre militairement contre la persécution, chose inapplicable en terre non musulmane.


    B.B) Différence de situations en terre d'Islam même :

  • La résistance armée (suite) :

    Lire tout d'abord mon article "La paix est ce que nous souhaitons"

    Pour ce qui est de la Dâr al-islâm, je ne crois pas que les savants ont dit que dans le cas d'une invasion armée de cette Dâr al-islâm (cas B1a), le devoir de résistance armé est, dans telle ou telle situation, inapplicable ; je crois qu'au contraire, à l'unanimité, ils ont dit que, alors, ce devoir s'applique obligatoirement sur chaque musulman habitant cette Dâr al-islâm ('ala-l-'ayn) ; certes, ici aussi la prise en compte des capacités entre en jeu, mais uniquement pour déterminer la nature et l'ampleur de la résistance à promouvoir.

    Par contre, et ce conformément aux avis de as-Suyûtî et de Ibn Taymiyya que nous avons cités plus haut, les autres cas (B1b, B2, B3 et B4) sont liés aux différentes situations qu'ont connues les musulmans vivant avec le Prophète à Médine :
    – quand les musulmans se trouvent dans une situation semblable à celle que le Prophète et ses Compagnons ont connue lorsque leur émigration à Médine était récente – vivre dans une société fondée sur les enseignements de l'islam mais être en état de faiblesse –, c'est la règle de la patience qui est applicable (tant qu'il n'y pas invasion armée – cas B1a –, comme nous venons de le voir) ;
    – quand les musulmans se trouvent dans une situation semblable à celle que le Prophète et ses Compagnons ont connue ensuite, alors face à un cas de belligérance de type B1b, B2, ou B3, c'est la règle du devoir de résistance qui est applicable ;
    – le cas B4 est applicable (si la raison qui la commande se trouve présente) si les musulmans se trouvent dans une situation semblable à celle du Prophète quand celui-ci a été institué (situation 3.3) ;
    – le cas B5 est spécifique à l'Arabie ou au Hedjaz, comme démontré dans l'article "Les versets parlant de combat : couper un texte de son contexte ?" ; et la demande que le Prophète fit dans ses derniers jours n'est applicable que quand les musulmans se trouvent dans une situation telle que celle que le Prophète a connue alors (elle n'a d'ailleurs pu être appliquée que par Omar) ; enfin, ce sont aux autorités et non à n'importe quel citoyen de prendre la décision de son application (c'est Omar qui l'a appliquée pendant son califat).
    Il faut rappeler ici que le principe premier reste la paix, avec la directive d'"incliner vers la paix s'ils inclinent vers elle".

  • Les sanctions pénales à l'encontre de certains délits :

    L'islam enseignant que le sens de la vie humaine est l'épreuve permettent la rétribution dans l'au-delà, c'est pour cet au-delà qu'est prévue la sanction pour les fautes morales – donc les manquements graves et publics aux normes. C'est là le principe essentiel en islam : la prédication pour l'observance de la morale, et l'absence de sanctions de la part de la société en cas de manquement à cette morale. Cependant, certaines fautes morales sont telles qu'elles sont très tentantes pour les hommes s'ils délaissent l'appel de leur cœur, alors même qu'elles ont, de l'autre côté, une forte incidence sur la société. Pour ces fautes et dans la mesure où, en Dâr al-islâm, les enseignements de l'islam servent de fondement au fonctionnement de l'ensemble de la société, il a été institué des sanctions terrestres ("Al-aslu ta'khîr ul-ajziya ilâ dâr il-âkhira, idh ta'jîluhâ yukhillu bi ma'na-l-ibtilâ'. Wa innamâ 'udila anhu daf'an li sharrin nâjiz…" : Al-Hidâya, 2/ 581. Ibn ul-Humâm commente : ""Ilâ dâr il-âkhira" : fa innaha-l-mawdhû'a lil-ajziya 'ala-l-a'mâl il-masnû'a fî hâdhihi-d-dâr. Wa kullu jazâ'in shuri'a fî hadhihi-d-dâr, fa innamâ huwa li massâlih ta'ûdu ilaynâ" : inséré en note de bas de page sur Al-Hidâya. Shâh Waliyyullâh écrit quant à lui : "Wa'lam anna min al-ma'âssi mâ shara'Allâhu fîhi-l-hadd, wa dhâlika kullu ma'siyatin jama'at wujûhan min al-mafsada (…) ; fa mithlu hâdhihi-l-ma'âssî lâ yakfî fîha-t-tarhîbu bil-âkhira" : Hujjat ullâh il-bâligha, 2/421. Ash-Shâtibî et al-Ghazâlî ont, par interpolation, établi que ce que ces sanctions entendent éviter forme justement les cinq (ou six) grands principes essentiels (adh-dharûriyyât) dont toute la législation musulmane tourne autour de la préservation.)

    Les sanctions pour infraction à des normes liées à l'intérêt général et à la sphère publique ne constituent donc absolument pas le fondement de l'islam. Et c'est pourquoi elles n'ont été instituées que quand la société fut constituée majoritairement d'individus ayant d'une part travaillé en profondeur leur cœur et ayant d'autre part réellement intériorisé les normes. Ces sanctions ont comme objectif de servir de dissuasion : avant même leur éventuelle application, leur simple énonciation dissuade en amont les personnes dont la foi n'est pas assez forte et qui pourraient être tentées par l'acte en question. C'est là l'objectif de la sanction : la dissuasion (As-Sârim, p. 432) ; et cela est vrai dans toute société, quelle que soit la nature de la sanction et quelle que soit la société qui l'a instituée. Ensuite, et bien qu'il ne s'agisse pas de son objectif, l'application de la sanction a comme effet secondaire et indirect de libérer la conscience du fautif – à condition qu'il soit conscient qu'il a bien commis une faute (As-Sârim, p. 432) ; c'est là la raison pour laquelle tant de personnes ayant subi la sanction prévue par la société dans laquelle ils vivent, disent "avoir le sentiment d'avoir payé pour" leur faute et "vouloir à présent tourner la page".

    Al-Qardhâwî écrit : "Il n'est pas possible que seuls les tribunaux appliquent les règles – en l'occurrence des peines – fixées par l'islam, alors que les appareils de l'éducation, de la culture et de l'information sont dirigés par des idées et des valeurs non islamiques" (d'après Shariat ul-islâm sâliha p. 133). Plus encore : c'est quand la société a atteint le niveau idéal voulu que la sanction fait sens. Al-Qardhâwî écrit : "Lorsque nous voulons faire disparaître de la société un des délits à propos desquels une peine fixe ("hadd") a été instituée, notre action ne se fera pas par l'application de la peine seulement ou par le fait d'édicter la loi seulement. Au contraire, la peine est le dernier pas dans le changement ("islâh")" (d'après Malâmih al-mujtama' il-islâmî alladhî nanshuduh, p. 169). Al-Qardhâwî écrit encore : "Dans la logique de la justice qui caractérise l'islam, il n'est pas possible d'appliquer le verset coranique traitant de la peine pour vol tout en ayant délaissé les versets coraniques demandant de donner naissance à la justice sociale, d'établir l'acquittement de la zakâte [impôt social purificateur], de combattre les abus des hommes sur les hommes. Il y a dans le Coran un verset qui demande d'appliquer cette peine. Mais il y en a des dizaines et des dizaines qui demandent de dépenser de ses biens pour les nécessiteux et de nourrir les pauvres, qui interdisent la thésaurisation des biens, critiquent le désir entretenu d'en amasser toujours plus, interdisent la fraude, les prêts à intérêt, les jeux de hasard avec mise, les injustices sous toutes leurs formes, et ordonnent de donner naissance à la justice et à la solidarité sociales de sorte qu'il ne reste plus, dans une vraie société musulmane, de nécessiteux" (d'après Shariat ul-islâm sâliha lit-tatbîq fî kulli zamân wa makân, p. 134) ; avant la réalisation de cette justice sociale, le vol sera sanctionné par autre chose que la peine prévue (layssa-l-hadd wa lâkin ta'zîr). Al-Qardhâwî a écrit la même chose à propos d'une autre peine (voir p. 133). C'est quand tout ce qui peut réellement pousser au délit a perdu de son emprise sur la société que le fait de recourir délibérément à ce délit revêt, pénalement parlant, un caractère grave ; c'est alors et alors seulement que la sanction prévue fait sens.

  • La sanction contre les propos attentatoires aux choses sacrées de l'islam :

    Dans une situation de type situation 3.1, la sanction concernant les propos attentatoires aux choses sacrées de l'islam n'est pas applicable ("Fa man kâna min al-mu'minîna bi ardhin huwa fîhâ mustadh'af [ay : fî ardhi kufr], aw fî waqtin huwa fîhi mustadh'af [ay : fî ardhi islâm], fal-ya'mal bi 'âyat is-sab'r was-saf'h wa-'afw 'an man yu'dhi-llâha wa rassûlahû min-alladhîna ûtul-kitâba wal-mushrikîn. Wa ammâ ahl ul-quwwa fa innamâ ya'malûna bi âyati qitâl-illadhîna yat'anûna fid-dîn" : As-Sârim, p. 221 ; voir aussi pp. 238-239). Et ceci non seulement par rapport à ceux qui, citoyens du pays musulman, ne sont pas musulmans, mais aussi par rapport à ceux qui sont hypocrites, donc apparemment musulmans. La raison (hikma) en est que la situation ne permet alors pas d'appliquer ces sanctions sans causer un tort plus grand encore que le tort qu'il entend réparer : "khîfa (...) min nufûr in-nâss 'an il-islâm" (As-Sârim, p. 179, pp. 237-238) ; "Fal-hâssilu anna-l-hadda lam yuqam 'alâ wâhidin bi 'aynihî (…) li 'admi imkâni iqâmatihî illâ ma'a tanfîri aqwâmin 'an id-dukhûli fil-islâm wa-rtidâdi âkharîn 'anhu, wa iz'hâri qawmin min al-harbi wal-fitnati mâ yurbî fassâduhû 'alâ fassâdi tarki qatli munâfiq ; wa hâdha-l-ma'nayâni hukmuhumâ bâqin ilâ yawminâ hâdhâ" (As-Sârim, p. 358).

  • Le fait de faire respecter les limites éthiques :

    Nous avons vu plus haut que parfois les autorités des pays musulmans sont amenées à faire respecter les interdits stricts et graves. Dans un pays musulman, les débits d'alcool publics ne sont pas autorisés (les non-musulmans ont la liberté d'en consommer s'ils le veulent, mais ils ont le devoir de le faire dans une mesure qui respecte l'ordre public). Cependant, il ne s'agit pas que des individus musulmans aient recours à la force et démolissent donc de tels débits ; le recours à la force pour faire respecter les limites morales de la société (taghyîr ul-munkar bi-l-yad) est réservé aux détenteurs du pouvoir (Mirqât ul-mafâtîh, 9/328). Plus encore : il ne s'agit pas pour des organisations remportant les élections dans une région d'un pays musulman de commencer leur action par le fait de faire démanteler ce genre de débits : ici encore, le fait de faire respecter l'interdit n'a de sens qu'après un long et patient travail sur les cœurs et les esprits de l'ensemble de la population. Un jour, Omar ibn Abd il-Azîz, le calife omeyyade célèbre pour sa justice et sa droiture, fut interpelé en ces termes par son fils : "Père, pourquoi n'appliques-tu pas [toutes] les choses ? Je ne me soucie pas que nous ayons à supporter des difficultés à cause de la vérité". Le sage Omar répondit : "Ne te presse pas, mon fils. Dieu a, dans le Coran, fait la critique de l'alcool deux fois, et l'a interdit la troisième fois. Je crains que si j'applique brutalement aux gens tout ce qui est vrai, ils délaissent ensuite tout ce qui est vrai ; ce serait alors cause d'épreuve" (Al-Muwâfaqât, ash-Shâtibî, volume 1 p. 402). Voyez : l'alcool avait été interdit avnt la mort du Prophète, donc au début du premier siècle de l'hégire ; Omar ibn Abd il-Azîz, calife de la fin du premier siècle de l'hégire et donc détenteur de l'autorité, parle bien, pourtant, de progressivité dans le fait de faire respecter cette interdiction par la société musulmane…
    En fait, le fait de faire respecter dans l'espace public des pays musulmans les interdits agit sur les habitudes sociales et influe sur les individus musulmans ; mais cela doit se baser sur l'élan interne et provenir de l'intérieur même des individus qui forment la société ; il y a ainsi un mouvement de va-et-vient entre l'aspiration des individus et l'action de l'autorité. C'est bien pourquoi il s'agit de changer l'homme avant de faire la structure (voir Majmû'atu rassâ'ïl il-imâm ish-shahîd, p. 137, p. 101, p. 191). Et c'est également pourquoi la "révolution islamique" n'est pas la solution (Ibid., p. 190).
    Un dernier point : certains diront assurément : comment peut-il être pensable qu'une éthique soit opposée à la présence de débits d'alcool publics ? C'est oublier qu'en Europe même, alors qu'aux Pays-Bas les cafés où l'on peut se procurer légalement de la drogue sont tout à fait légaux, en France leur légalité est impensable. Les faits sont là : chaque société n'a pas les mêmes repères qu'elle souhaite voir appliquer dans son espace publique.


    Une question et sa réponse :

    Pourquoi, en islam, est-ce quand davantage de gens sont bons et ont été formés dans la foi que la sanction devient applicable ? La logique ne voudrait-elle pas que ce soit plutôt quand la société est moins vertueuse que la sanction soit applicable ?

    En fait non. Car voici comment on peut comprendre les choses… Ibn Khadûn a dégagé cinq étapes dans la vie de la nation, qu'il a détaillées dans sa Muqaddima, chapitre Des étapes de la nation et des différences que les différentes étapes produisent sur l'état de la nation et sur les mœurs de ses gens (pp. 219-221). Je me suis inspiré de façon globale de ses cinq étapes (l'objectif de la citation de celles-ci est cependant différent de celui qu'il a mentionné dans son ouvrage) :
    1) Dans un premier temps, l'effort pour la foi est mené dans une société qui y était fortement hostile : en pareil contexte, la formation des cœurs se fait lentement, péniblement, au gré d'épreuves plus fortes les unes que les autres, mais la profondeur de la foi en est d'autant conséquente ;
    2) Puis vient la période d'une relative stabilisation : le nombre de croyants a augmenté, l'hostilité n'a pas disparu mais elle a diminué en intensité ;
    3) Ensuite arrive le temps où l'on parvient à une forte présence, qui va elle-même engendrer l'apogée : la foi est désormais bien installée et elle va produire ses effets concrets au fur et à mesure ;
    4) Beaucoup plus tard, l'engouement et l'énergie provenant de l'impulsion du début fléchissant, la société entrera dans une phase de stagnation ;
    5) Puis vient la période du déclin, voire même de la décadence : c'est celui qui pratique le bien qui est marginalisé au sein d'une société pourtant musulmane.

    Nous avions dit que la sanction terrestre n'est pas le fondement de l'islam, qui, au contraire, a comme enseignement fondamental le libre arbitre. Par contre, une fois la société entrée dans la phase 3 et alors que l'énergie du début va inéluctablement fléchir, l'islam enseigne, en plus de la continuation de l'effort sur la foi et de l'exhortation morale, l'applicabilité théorique de la sanction terrestre (je dis bien "théorique", car son application concrète exige la réalisation d'un ensemble de conditions rendues volontairement difficiles à réaliser). La société musulmane – comme toute société – est constituée d'individus portés sur le bien (groupe A), d'individus refusant l'appel de leur cœur et de leur raison (groupe B), enfin d'individus d'un degré de moralité moyenne (groupe C) par rapport aux critères de ladite société ; c'est souvent ce dernier groupe, le groupe C, qui est majoritaire. Quand l'effort sur la foi a produit une société baignée de moralité et de fraternité, le fait d'énoncer l'applicabilité (même théorique) d'un certain nombre de sanctions va d'une part dissuader au maximum le petit groupe B – celui qui refuse l'appel du cœur et de la raison – de passer à l'acte, et, d'autre part contribuer à maintenir dans le bien le constituant majoritaire de la société (le groupe C) et donc retarder le plus possible la venue de la phase 5. Plus tard, quand malgré tout, par rapport à l'évolution naturelle de la vie des civilisations (développement, apogée, stagnation, déclin), la société entre dans l'étape 5, la sanction devient inapplicable (même théoriquement) : de nouveau, alors, c'est uniquement l'effort sur la foi et l'exhortation qui doivent être menés, comme dans les étapes 1 et 2.

    C'est donc quand la société s'est réalisée sur le plan de la justice sociale et de la pénétration de la foi dans le maximum de cœur que la rigueur de la sanction fait sens.

    C'est ce que l'on peut résumer ainsi : "Si on applique des lois pour lesquelles la société musulmane n'est pas prête – parce que la foi de l'ensemble de la société n'a pas été suffisamment travaillée pour pousser cet ensemble de la société à comprendre et à apprécier ces lois, et parce que les conditions préalables n'ont pas été réalisées qui devaient créer un équilibre dans lequel ces lois viendraient prendre leur place –, on provoquera d'une part un sentiment de contrainte et de frustration, et d'autre part un déséquilibre social ; tout ceci engendrera une réaction de rejet de ces lois" (ces lignes s'inspirent du Modèle du Prophète pour la progression de l'islam dans l'individu et la société, Ben Halima, pp. 37-38).

    Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).
  • source: maison de l'islam
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